Mediapart a-t-il révolutionné le journalisme ?

Alors qu’une nouvelle passe d’arme a eu lieu cette semaine entre Mediapart et deux représentants de la « vieille presse » (Le Monde et Télérama en l’occurrence) au sujet des modèles de financement adoptés par la presse en ligne, force est de constater que « le choix du payant »  semble avoir porté ses fruits : avec plus de 55 000 abonnés et 5 millions d’euros de chiffre d’affaire (dont 500 000 euros de bénéfice net), 2011 aura bel et bien donné sa validation économique au système de consultation sur abonnement choisit par les fondateurs de Mediapart. N’en déplaise à Alain Minc, comme Edwy Plenel ancien du Monde, qui en 2008 lui prédisait pourtant une déroute certaine (« la presse payante sur le Net ne peut pas marcher »). Retour sur une réussite encore unique en son genre.

Une réussite qui sera – pourquoi en douter ? – certainement saluée lors des journées du numérique, programmées la semaine du 5 décembre 2011 dans le but implicite de réconcilier Nicolas Sarkozy et les acteurs du Web à l’aube de la campagne présidentielle. Comment le modèle économique de Mediapart, toujours singulier dans le paysage médiatique français, a-t-il gagné son pari ? Mediapart a-t-il vraiment inventé une nouvelle façon de faire du journalisme ? Comment l’audience interactive rassemblée dans l’enceinte numérique dressée par « le mur du payant » influe-t-elle sur le travail des journalistes ? Mediapart est-il l’exemple d’une « communauté », au sens que lui donnait le sociologue allemand Ferdinand Tönnies (qui opposait la communauté/Gemeinschaft à la société/Gesellschaft (1)) – en l’occurrence une « communauté numérique d’information » ? Éléments de réponse avec Vincent Truffy, ancien journaliste au Monde lui aussi (le monde est petit décidément), qui a rejoint Mediapart dès son lancement.

En quoi la présence de commentaires interactifs change-t-elle votre manière d’écrire ?

Vincent Truffy : Je ne sais pas si les commentaires sont interactifs. Beaucoup sont déposés comme des graffitis sur un mur, pour dire « je suis passé ici », parfois pour le plaisir d’être accolé, de contredire une figure d’autorité offline. Je me souviens d’un abonné, philosophe autoproclamé tendance Diogène, qui a commencé à troller les commentaires d’un billet d’un autre qui dispose d’un peu plus de notoriété, avec la quasi-certitude que celui-ci ne répondrait pas comme c’est le cas la plupart du temps des invités de Mediapart. Sauf que dans ce cas-ci, l’écrivain en question a répondu et opposé des arguments à ce qui était clairement, au départ, une provocation. La conversation a pu alors se construire sur une autre base.

Je veux dire par cet exemple qu’il n’y a pas de qualité intrinsèque du commentaire, ni bénéfice, ni désagrément: il est ce que ceux qui passent par là en font et il modifie ma manière d’écrire lorsque je décide de les lire, de répondre, de discuter et de me laisser pénétrer par la logique de l’interlocuteur. Parfois aussi, je choisi de laisser le fil vivre seul sans intervenir, soit parce qu’il est d’une bonne tenue sans avoir besoin de signifier ma présence, d’apporter des compléments d’information, soit parce qu’il est définitivement prévisible et désespérant et qu’intervenir dans le débat ne ferait que détourner la frustration et la rancœur sur la  « signature jaune » du journaliste.

Sur un temps plus long, je m’aperçois que j’ai mis au point un certain nombre de techniques personnelles pour intégrer la perspective des commentaires dans le processus d’écriture. L’exemple le plus frappant est le fait de garder en réserve des informations que je ne donne pas immédiatement dans l’article et que je réserve pour rebondir dans les commentaires, pour approfondir des points qui ne rentrent pas directement dans l’angle de l’article et, parfois pour rétablir un semblant d’autorité dans la conservation: quand un commentateur vient me chercher des noises sur ma compétence à traiter le sujet abordé, je réponds souvent par un long commentaire argumenté et comportant des indices de ma meilleure  connaissance du sujet. Généralement, le débat revient alors sur le message plutôt que sur le messager.

Dans le même esprit, je me sers des commentaires pour fournir les développements d’actualité, les nouveaux documents, étude, littérature grise, etc. sur le sujet en sorte que le fil de commentaire devient une sorte de « log » de mes lectures sur le sujet – et parfois, l’occasion d’une nouvelle discussion – en attendant un prochain article/post. Les articles – conçus comme définitifs lorsque j’étais journaliste au Monde – sont devenus (pour moi) des précipités à un moment d’actualité forte des informations recueillies entre temps, diffusées et discutés au fur et à mesure avec une (très petite) communauté de lecteurs qui continuent à lire et débattre entre deux publications.

Utilisez-vous les commentaires où les blogues des abonnés dans votre travail ?

C’est l’une des déceptions du participatif: même avec 56.000 contributeurs potentiels, aucun n’est resté durablement en concurrence avec moi sur les sujets que je traite. J’ai essayé de solliciter des bons connaisseurs avec qui je pourrais entrer en émulation au sein d’une « édition participative », mais tout se passe comme si la présence d’un « spécialiste» dans un domaine évinçait tous les autres. A relier peut-être avec le mode conflictuel du contact entre deux « connaisseurs » d’un sujet cité plus haut, qui fait qu’il y a des rixes dans les commentaires et que le « vaincu » laisse la maîtrise du territoire au « vainqueur » (on les retrouve d’ailleurs souvent sur Rue89, etc.).

Seule exception : un abonné dont je tairai le nom pour ne pas trop l’encourager, sorte d’omnitroll, qui ne se décourage pas et continue au bout de trois ans à pointer chaque biais de traitement, chaque erreur, chaque contradiction. Cette lecture critique — d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur une vraie lecture et non sur un survol rapide et orienté comme souvent pour les trolls « traditionnels » – même désagréable est un aiguillon pour moi, car il m’oblige à écrire plus rigoureusement, en anticipant les failles de mon raisonnement, les présupposés, etc.

Les outils du web ont-ils changé votre approche du métier ?

Paradoxalement, ce ne sont pas les formes les plus spectaculaires qui modifient le plus mon approche du métier de journaliste. Le webdocumentaire, le datajournalisme, les jeux sérieux – outre le fait qu’ils exigent des moyens que Mediapart ne leur accordent pas – sont une forme de traitement de l’information largement gadgétisée.

Trois outils ont en revanche transformé ma pratique: le RSS (plus besoin d’aller fouiller des dizaines de sources, les informations de mes milliers de sources validées viennent à moi, classées et au moment même de leur publication. On peut ranger certain compte Twitter qui « alertent » des informations dans cette catégorie); le blog (le mien s’appelle « Le bac à sable »: il s’agit d’un carnet d’essais et de notes publiques soumises à commentaire. Il ne s’agit plus de publier des articles prétendants faire le tour de la question ni même d’aller cueillir le profane dans son ignorance du sujet, mais d’agréger des informations, de faire naître une discussion et de faire « mûrir » des sujets) et les réseaux sociaux (comme mode de circulation de l’information entre des communautés à l’intérieur et entre des communautés d’intérêt).

Quelle différence remarquez-vous entre Mediapart, qui est un site payant, et les sites d’information en ligne gratuits, en terme de contenus notamment ?

Je ne dirais pas que la différence vient du fait que Mediapart soit payant, mais qu’il soit payant par abonnement. Les sites « gratuits » qui se rémunèrent en vendant de la publicité et des sites payants qui vendent l’article à l’unité cherchent la même chose: publier des articles qui individuellement rassembleront le plus grand nombre de visites. Cela induit un type de sujets qui attirent immédiatement beaucoup de monde, faciles à comprendre, qu’on racontera volontiers à son entourage…

Les sites « gratuits » qui se rémunèrent en vendant des services dont leur site est la démonstration (formation, construction de sites ou d’application…) recherchent autre chose: faire la démonstration de ce qu’ils savent faire d’où une prédominance de la mise en scène de l’information.

Les sites payants sur abonnement sont dans un mix plus complexe. Ils doivent se faire connaître (puisque le contenu est derrière le mur payant), rappeler leur existence aux non abonnés, les séduire suffisamment par l’ensemble de l’offre (et non par un article en particuliers), les retenir lorsque se pose la question de renouveler son abonnement. Mediapart ou Arrêt sur images ont construit chacun leur façon de répondre à ces questions – faire parler de soi, de démontrer que ce qui est derrière le mur payant a de la valeur, de vendre non un « contenu » mais une compétence (savoir décrypter les médias, comprendre les affaires politico-financières…) et proposer plus (des articles ou des émissions au long cours des analyses fouillées, des grands entretiens, consultés ou non, d’ailleurs, mais qui donnent l’impression qu’on s’est intéressé au cerveau du lecteur plus qu’à ses tripes).

Y’a-t-il une sorte de « communauté » Mediapart, des journalistes aux lecteurs, avec des relations d’entraide, des modes de partage propres ?

Les choses sont très peu institutionnalisées et dépendent donc de la conception du participatif par chacun. Pour beaucoup, seules les contributions cooptées – maîtrisées parce que la relation avec les cooptés est maîtrisée – donnent lieu à partage et entraide. Le fait de prolonger la communauté virtuelle dans le monde réel (débats, rencontres, festivals, événements en tous genres) améliore effectivement la nature de la relation.

Quelles sont vos relations avec la « vieille presse » ?

Normalisées. Mais le premier réflexe de la « vieille presse » a été de considérer que les nouveaux venus n’existaient pas ou, du moins, se fondaient dans la masse des voix émanant du « Web 2.0 » puisqu’ils utilisaient les mêmes outils et parfois les mêmes codes. Dans un premier temps, Mediapart était plutôt considéré comme une source pillable à volonté par les journaux puisque quasi-inconnu et « protégé » de la curiosité des lecteurs par un mur payant.

La « vieille presse » tient largement aujourd’hui sur une « accumulation primitive du lectorat» qui lui permet de vieillir avec ses lecteurs et sur le coût du ticket d’entrée (d’un simple point de vue financier, pour lancer un journal, il faut pouvoir supporter le coût de l’impression, de la diffusion, des invendus pendant tout le temps « d’apprentissage » pour mettre en adéquation l’offre avec la demande et se constituer un lectorat fidèle, par exemple; on peut aussi citer le coût pour se faire une place visible dans l’écosystème médiatique fait de citations, de reconnaissance de la paternité d’une information, d’invitations réciproques…).

Qu’est-ce qui différencie Mediapart des rédactions plus classiques, en terme d’organisation et d’état d’esprit ?

La « vieille presse » réfléchit aussi à sa façon de travailler, de s’organiser, etc. Mais peut-être a-t-elle plus de choses à sauver et donc ose moins. La différence vient moins du medium (papier contre web) que de la peur de perdre l’acquis (socle de lecteurs, reconnaissance publique, image de marque, etc.) pour les anciens qui existe moins chez les nouveaux venus (même si les personnes viennent de la vieille presse, ils ont souvent choisi le web parce qu’ils étaient eux-même en rupture avec les anciennes méthodes).

Quelles ont été les difficultés du modèle particulier choisit par Mediapart lors de sa mise en place ?

Nous avons commencé confidentiels, il a fallu se faire une place, avec une voix propre. Surtout, nous étions entièrement à contre-courant: face au tout gratuit, nous sommes payant ; face au flux, nous prenons notre temps – nous ne sommes les premiers sur l’information que lorsque nous sommes à l’origine de l’information ; face au bâtonnage de dépêches, nous avons privilégié l’enquête et le reportage qui sont les genre les plus chers (en temps, en argent…) à produire; face à la recommandation du format court pour surfeurs incapables de se concentrer, nous proposons des formats ultra-longs; face à la tentation de faire du multimédia, nous avons beaucoup privilégié le texte (pas d’infographie, peu de vidéo, pas d’abonnement photo au début et minimal aujourd’hui). Puis ces évidences se sont dissoutes.

Pourquoi le « Club » (qui regroupe les publications des abonnés) est-il accessible gratuitement, à la différence du journal ?

Le postulat de Benoit Thieulin, le directeur de La Netscouade (l’agence internet qui a supervisé la création du site), était le suivant : « on fait déjà payer les gens pour écrire, on ne va pas leur demander de payer pour être lus ». Edwy Plenel a été convaincu par cet argument. Pourtant le contraire aurait probablement changé le type de contenu du Club en le rapprochant du journal. Ce choix a des conséquences immédiates. Disons que Canal+ en clair, chez Mediapart, ce sont les blogs. En outre, ce qui monte chez Google News, ce ne sont pas les articles, mais les blogs. Pour les non-abonnés, Mediapart c’est seulement les chapeaux des articles présents sur la Homepage et les blogs. Du coup, certains sont tentés, même au sein de la rédaction – moi par exemple – d’y organiser leur visibilité : un peu dévalué symboliquement, le Club permet cependant d’atteindre une audience beaucoup plus large.

Est-ce important de rencontrer physiquement vos lecteurs, lors des divers événements proposés par le journal ?

J’ai répondu un peu plus haut, mais je peux ajouter qu’il est aussi important de les rencontrer hors des événements. Lorsque je m’occupais du Club, j’ai pu vérifier que le fait de parler au téléphone ou mieux de rencontrer un contributeur l’amenait à travailler beaucoup plus chacun de ses textes, à sortir parfois du mode conflictuel pour adopter une logique de partage plus prononcée.

Quelle différence de statut faites-vous entre un journaliste en ligne et un blogueur amateur?

Pour s’en tenir à ce qui est vérifiable : le salaire. Cette petite distinction change beaucoup de choses car la personne rémunérée a les moyens de se consacrer au suivi de ses sujets (et à rien d’autre), d’y passer du temps, de traiter les sujets même lorsqu’elle n’a pas l’envie ou le temps, d’inscrire ce traitement dans la durée, de nouer des relations avec les acteurs du secteur, etc. Elle oblige aussi à se situer hors du champs, pas forcément être neutre, mais ne pas être le porte-parole d’un camp ou d’un courant ; à se tenir à des principes professionnels donnés, à s’inscrire dans une tradition professionnelle, bref à pratiquer un métier.

Pour le reste, aucun diplôme n’est exigible à l’entrée de la profession. Seule la technique et les moyens font la différence.

 

1 « La théorie de la société conceptualise cette dernière comme un cercle d’hommes qui vivent et habitent paisiblement les uns avec les autres, comme dans la communauté, mais qui, loin d’être essentiellement liés, sont bien plutôt essentiellement séparés ; alors que dans la communauté ils restent liés en dépit de toute séparation, dans la société, ils sont séparés en dépit de toute liaison » F. Tönnies, in Communauté et Société, première publication en 1887.

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