Moriarty, sentiments politiques

Moriarty, live, juillet 2011 ©C. Sénéchal

Ayant décidé de prendre ses distances avec l’industrie musicale pour produire seul son deuxième album, Moriarty n’est pas un groupe tout à fait comme les autres. Rencontre sur la route des festivals.

Sur scène, chacun s’insère, tel un personnage dans une intrigue, dans les lignes de fuite et de rencontre qui tissent en temps réel le développement d’un récit collectif. Déguisés, les membres du groupe Moriarty se tiennent pourtant loin des poses, se laissent mouvoir avec bonheur dans les méandres tout en nuance de leurs arabesques musicales. Narratifs, leurs morceaux évoluent, de fil en aiguille, intrigues sonores, épousent les développements romanesques des histoires contées.

La voix envoûtante de Rosemary guide l’ensemble, navire souple au milieu des vagues instrumentales qui la soutiennent, et brise le papier glacé du spectacle musical. Éclectiques, les instruments surgissent puis s’éteignent à tour de rôle, à peine des instruments parfois, plutôt des objets dont on n’avait pas forcément pensé qu’ils puissent servir d’instrument, comme cette guitare électrique miniature étrillée joyeusement par Charles. Moriarty ne roule pas des mécaniques. Le groupe propose une autre idée de la présence musicale. Une interaction se met en place. Leurs chansons, construites comme un jeu de miroirs, laissent la part belle aux variations, déploient des champs imaginaires multiples, explorent l’espace dans plusieurs directions, proposent des épisodes distincts qui semblent pourtant appartenir au même univers. Moriarty laisse danser des histoires dont les reliefs nous amènent à reconsidérer le monde. Là, devant le plaisir communicatif qui soutient chacun des membres du groupe, on se sent, bêtement, vivre un peu plus.

Moriarty est un groupe composé d’amis, des amis qui ont grandi en France et qui partagent pour la plupart des racines américaines. Ils avaient en commun un roman de Jack Kerouac, Sur la route, ont décidé de s’appeler du nom de l’un de ses personnages, Dean Moriarty. Le groupe se forme en 1995, écume les salles de concert, pendant une dizaine d’années. Puis ils sont repérés par le label Naïve qui produit leur premier disque, Gee Whiz But This Is a Lonesome Town, sorti en 2007. Leur premier single, Jimmy, rencontre un vif succès qui révèle la musique folk et légèrement désuète du groupe au grand public.

La musique de Moriarty condense des influences diverses, prend des accents historiques, rétros, ceux du folk des années 1960; mais elle opère également sur des rythmes jazzy, réinterroge les bases du blues, de la country ou encore de la musique traditionnelle irlandaise. Aux instruments classiques succèdent des sons de machine à écrire, ceux d’une valise, ou encore d’une cloche, avec cette texture patinée irrésistible, une facture boisée, veloutée comme du papier à lettres soumis à de vives intempéries sentimentales. En somme, une musique intimiste, ouverte sur la vie, toujours en bordure des précipices oniriques qui la longent. Suivre le défilement du paysage le long des chemins de fer, l’esprit léger et curieux, lové dans les lacis parfois spécieux de la contrebasse: voici à quoi nous invite ces ballades scintillantes.

Moriarty, live aux Eurockéennes 2011 © C. Sénéchal

En mai 2011 paraît The Missing Room, le second opus du groupe. Moriarty a quitté Naïve, est revenu vers un mode de production artisanal, s’est débrouillé seul pour confectionner ce disque riche et varié. Plus sombre, celui-ci se parcourt comme un carnet de voyage scandé d’histoires amoureuses déçues, de vies brisées, d’illusions perdues, de personnages ambigus. Teinté d’une sincérité malicieuse, le disque est captivant. Chaque chanson assouplit nos esprits asséchés, les parois figées de la conscience, les lignes raidies de nos perceptions saturées des petits soucis qui minent nos vies rétrécies. Une musique intelligente qui nous a donné envie de rencontrer Moriarty, sur la route des festivals, pour discuter un peu.

ENTRETIEN

Dans votre musique, on retrouve les accents du folk des années 1960, une époque où la musique, et le rock en particulier, était porteuse d’un souffle qui influençait réellement les mœurs vers plus d’émancipation. La musique a-t-elle selon toi gardé cette vocation?

Charles Carmignac: Malgré ce que beaucoup de gens disent, je ne pense pas que Moriarty soit complètement associé aux sixties ou à un style musical précis. C’est une influence parmi d’autres. Nous sommes ouverts sur beaucoup d’autres agrégats culturels. Nous fonctionnons par mélanges. Nous sommes cependant assez attachés au folk, c’est une musique qui raconte des histoires et qui contient souvent une dimension politique. Je pense qu’effectivement, avec des artistes folk comme Woody Guthrie ou Bob Dylan, la musique a eu ce rôle-là et peut encore l’avoir. La chanson de Dylan «A Hard Rain’s A-Gonna Fall» en est un bel exemple, toujours d’actualité.

Peut-elle encore influencer l’époque?

Je l’espère parce que cette fonction politique est peu présente chez ceux dont c’est pourtant le rôle. Mais si l’on commence à parler politique, il faut préciser que ces propos n’engagent que moi et non Moriarty, qui est un animal à plusieurs têtes avec des avis différents. Quand j’écoute les débats, à la radio, à la télévision, je constate un assèchement de l’imaginaire politique. Les idées se déploient toujours à l’intérieur d’un même cadre de pensée, celui du capitalisme. C’est comme si tous les musiciens se limitaient à une seule tonalité, alors que certaines voix sonnent mieux dans d’autres, selon les morceaux. La réflexion sur d’autres systèmes politiques est quasi absente. Ça sonne comme un abandon ou une peur d’être bousculé. Lors de nos tournées à l’étranger, nous avons rencontré des gens et des artistes, qui, sans avoir une culture politique poussée, ont des intuitions géniales, et qui mériteraient d’être écoutées. Tout comme Alan Lomax a sillonné la planète pour collecter des musiques, je pense qu’il faudrait enregistrer et diffuser ces intuitions qui existent de par le monde, notamment chez les artistes, pour ouvrir de nouveaux horizons politiques. Dommage par exemple, que le Conseil d’analyse de la société en France, censé éclairer le gouvernement sur les choix politiques, ne comporte qu’un seul artiste parmi une trentaine de membres.

Moriarty, live aux Eurockéennes 2011

Trouves-tu ces traces de la société civile dans les programmes politiques qui commencent à être ébauchés pour la présidentielle?

Non, d’où le sentiment de distance avec le monde politique. Mais on sent un élan, même relatif, de reconquête du politique par le peuple, avec le sursaut récent des Indignés. Ils se dressent contre les défauts d’un modèle que l’on a choisi par dépit, par résignation, parce que les autres modèles mèneraient soi-disant à des échecs. Mais finalement, même si je ne crois pas au communisme, c’est par exemple une idée qui n’a pas été réellement essayée: Chomsky disait que Staline ou Lénine étaient les pires ennemis du communisme. En arrivant au pouvoir, ils ont commencé par supprimer les soviets, un des socles d’une organisation communiste de la société. Il y a plein de choses que l’on a pas essayées.

Moriarty, live aux Eurockéennes 2011

Tu me parlais des programmes pour la présidentielle. Pour moi, la droite va dans le mauvais sens, le sens capitaliste, qui n’est pas un cadre épanouissant pour l’homme. Les socialistes n’ont de socialiste que leur nom, ils portent un programme conservateur d’abandon politique. Ils s’efforcent de sauver une chanson dont les accords et les textes sont mauvais, au lieu de consacrer leur énergie à composer une nouvelle chanson. En fait, la droite fonce dans le mur et la gauche essaye de freiner une machine inarrêtable au lieu de changer de direction. Les seuls programmes qui ont une ambition politique sont ceux du FN et des Verts. Celui du FN m’évoque un cauchemar, fondé sur la peur et le repli sur soi. Le seul qui suscite le rêve, qui propose de sortir du cadre pour en créer un nouveau, qui réinvente le vivre ensemble, qui redéfinit dans le bon sens le rapport entre l’homme et son espace, entre l’homme et son temps, c’est le programme du parti écologiste. Malheureusement, les personnes qui portent ce projet ne sont peut-être pas à la hauteur de leurs idées.

Que reproches-tu au juste au modèle capitaliste?

Le capitalisme incite par nature à l’accumulation de capital, de matériel. Dans ce cadre, les aspirations et les rêves deviennent petits. Ce modèle rétrécit l’homme. Il existe des idées de sociétés fondées non pas sur le capital et l’argent, mais sur des socles de créativité artistique avec des besoins simples, ou sur des valeurs fondamentales non matérielles. Le capitalisme débridé induit aussi des mécanismes de domination et de guerre, pour battre ses concurrents et conquérir des parts de marché.

Moriarty, live aux Eurockéennes 2011 ©C. Sénéchal

Et puis je dirais que le capitalisme, tout comme le socialisme d’ailleurs, sont des modèles de «bonne conscience», où le citoyen n’est pas responsable. Le capitalisme sous sa forme libérale nous invite à confier au marché le soin de veiller aux équilibres. L’influence socialiste nous invite à faire confiance à l’État pour mener les actions de bien public. En réalité, nos sociétés, qui empruntent à ces deux principes, désengagent l’individu de toute action d’intérêt général. Je suis assez attiré par les idées stimulant la réappropriation individuelle et locale de l’action politique et par les propositions de décroissance nuancée, comme celles d’Edgar Morin.

SORTIR DU LANGAGE ORDINAIRE

Vous êtes musiciens dans un monde capitaliste: comment essayez-vous de biaiser ses mécanismes?

En fait, je trouve que la musique donne une bonne leçon de politique. Si je suis simplement mon intérêt privé, je mets mon instrument très fort et j’en mets partout pour mon plaisir personnel. Résultat: on n’entend pas la voix envoûtante de Rosemary, ni les autres instruments et on perd la chanson. Les bons musiciens ont peut-être plus de facilité en tant que citoyens à intégrer l’intérêt général dans leur intérêt privé, car c’est concrètement ce qu’ils font en musique. Personnellement, je prends par exemple plus de plaisir quand tous les membres du groupe participent ensemble à produire une énergie qui touche les gens qu’après un solo réussi.

Moriarty, live aux Eurockéennes 2011

Comme tu dis, nous sommes des musiciens dans un monde capitaliste, mais nos motivations sont simplement de jouer la musique qu’on aime, la faire partager et pouvoir en vivre correctement. Après, nous biaisons forcément le système, puisque nous portons le nom d’un grand criminel. Dans notre histoire, nous avons fonctionné de manière artisanale pendant environ dix ans, avant de traverser une période où l’on a appartenu à un label. Sans parler d’aliénation, comme chez Marx, il y avait en tout cas une sorte de gêne, un sentiment flou d’être incompris, utilisés et infantilisés. En regagnant notre indépendance, nous sommes en quelque sorte redevenus propriétaires de nos moyens de production et du fruit de notre travail. Aujourd’hui, nous faisons tout nous-mêmes, que ce soit la production, l’enregistrement, le graphisme, dans un bel esprit d’autogestion qui fonctionne… Ça nous donne une liberté à la fois artistique et économique. Pour nous, l’indépendance n’est pas synonyme de plus d’argent, mais plutôt d’une liberté de faire de beaux projets à des coûts exorbitants, comme notre album en tissu, qui aurait fait sursauter notre ancien label. Si l’on suit classiquement les repères de l’industrie de la musique, on est condamné à suivre son dépérissement progressif. Inventer de nouveaux codes, comme l’indépendance nous permet de le faire, de nouveaux formats, ou de nouvelles façons de distribuer notre musique, est de toute façon vital aujourd’hui.

Que penses-tu, dans cette optique, de la révolution numérique et des nouveaux modes de médiatisation et de partage qu’elle induit?

Si tu te places en tant que consommateur, c’est génial. Mon père a été élevé au Pérou: Internet me permet d’écouter instantanément des  musiques péruviennes. Il permet donc un décloisonnement culturel. Après, pour la musique, cela peut poser pour le moment un problème de modèle économique. Mais il y a des choses à trouver qui n’apparaîtront pas au gré des logiques de sanction, poursuivies par exemple par la loi Hadopi. Il faut plutôt jouer la carotte que le bâton, en apportant des avantages à payer la musique: bel objet physique, contenu qui dépasse la musique, ajouts ludiques… La musique est un secteur à part, c’est un domaine de la vie où l’émotionnel prime sur le rationnel. Ce qu’a fait Radiohead, en vendant son disque à prix librement choisi par le consommateur, est inenvisageable dans d’autres secteurs.

Moriarty, live aux Eurockéennes 2011 © C. Sénéchal

Les grands festivals comme les Eurockéennes ne sont-ils pas devenus des supermarchés culturels?

On peut avoir l’impression que les morceaux sont lissés, que les tempos sont accélérés, que les volumes sont très élevés et que l’on entend surtout la basse et la batterie. Mais il y a des contre-exemples magnifiques qui montrent que l’inverse est possible. Je me souviens par exemple d’une année à Benicassim, en Espagne, où j’ai eu la chance d’entendre Leonard Cohen devant 50 000 personnes: il jouait sur des tempos très lents, à très bas volume, des musiques désertiques, et parvenait à mettre 50 000 personnes en suspens, avec un silence et un respect absolu de la musique.

Moriarty fonctionne sur la collégialité; n’est-ce pas un frein à la complexité artistique?

C’est compliqué. Il n’y a pas de leader, on participe tous à la  création, c’est parfois un peu chaotique, plusieurs  influences musicales se heurtent. Cela prend beaucoup de temps, on a un rythme créatif très lent, on s’engueule… mais au bout du compte, cela produit parfois des rencontres miraculeuses. Le fait d’être indépendants nous donne entre autres la liberté d’être lents.

Comment se passe concrètement le processus créatif chez vous?

Ça peut partir d’un texte, ou bien d’un son… Par exemple, le camion qu’on utilisait pour la tournée allemande faisait une sorte de bourdon que l’on a identifié en si bémol, et ça a donné la tonalité d’un morceau que l’on a composé dans ce même camion. Ça peut partir d’un instrument dégoté quelque part. À Stockholm, on a par exemple trouvé une sorte de guitare pour bébé un peu fâché, une guitare de hard rock, qui a donné lieu à une mélodie hypnotique à l’origine du morceau Serial Fields.

Moriarty est tiré du nom de l’un des personnages de Jack Kerouac: quel est votre rapport à la littérature?

L’année dernière, on a participé à Lorient à un festival de littérature américaine, avec l’auteur John Haskell. On a joué de la musique derrière les lectures qui étaient faites. On a travaillé aussi avec un auteur britannique, Mike Kenny, autour d’une pièce pour jeune public qui s’appelait La Nuit, un rêve féroce, qui a donné lieu à des musiques présentes sur notre disque, comme Isabella ou Where is the light. Nous jouons aussi très souvent dans des librairies.

Moriarty, live aux Eurockéennes 2011 © C. Sénéchal

Vous avez grandi en France; pourquoi chanter en anglais?

Pour des raisons de musicalité; la voix de Rosemary sonne mieux en anglais. Depuis toute petite, elle chante avec son père américain du bluegrass, du blues, de  la country, toutes ces influences l’ont marquée. Mais elle a aussi chanté en bambara, en japonais, en chinois, en allemand, en français… C’est aussi parce qu’on aime bien sortir du langage quotidien quand on entre dans la musique.

On habite où quand on est tout le temps sur la route?

La maison est un peu la valise. En 2009 on a tourné exclusivement à l’étranger. On ne savait plus où était la maison, même musicalement. En Europe on nous dit qu’on sonne très américain, aux États-Unis on nous dit qu’on sonne très européen. On doit être quelque part entre les deux, peut-être dans les algues de la mer des Sargasses, dans l’océan Atlantique. Mais qu’importe, on a trouvé une souche en nous, une  souche amicale, qui nous sert de toit.

Mer des Sargasses
(Article publié sur Mediapart.fr)

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